Cet article a paru sur le blog de Yolande Duran.
Cette lecture m'a émue et profondément touchée.
Prenez le temps de lire ce souffle de vie, voyez les mots retomber en vous
comme des gouttes de fraicheur et d'amour véritable.
Gratitude Yolande et Christian
En dépit du fait qu’il s’agisse d’un écrivain aussi connu, je n’avais jamais entendu parler de Christian Bobin jusqu’à Noël 2014, lorsqu’une amie me parla d’un petit livre, La présence pure, dans lequel Bobin reflète à partir de quelques brèves notes, pleines de poésie, ce que son cœur a observé pendant la période où il accompagna son père atteint d’Alzheimer. Et voilà ce que j’avais lu :” Il y a des îles de lumière en plein jour. Des îles pures, fraiches, silencieuses. Immédiates. Seul l’amour sait les trouver.” Ça m’avait semblé si joliment dit, que sans plus attendre je partais à sa rencontre. Tout alla très vite, à l’exception du voyage en voiture jusqu’à sa maison, à quelques heures de Lyon, qui se transforma en un long voyage, à certains moments presque interminable.
On m’avait dit qu’il s’agissait d’un solitaire, qui n’avait ni internet, ni web, aucun moyen d’être localisé. Et pourtant, je me mis à écrire à ce très honorable inconnu par le biais de sa maison d’édition, comme si je le connaissais depuis toujours. D’ailleurs, c’est vraiment ce que j’avais ressenti lorsque j’avais lu son livre, qu’il s’agissait d’une personne tellement proche, simple, qui, même s’il s’exprimait comme un poète d’une grande finesse et profondeur, parlait mon langage.
Au bout de quelques jours, nous avions reçu une réponse affirmative et je lui avais téléphoné plusieurs fois. Personne ne répondait. J’entendais sonner le téléphone dans sa maison, j’imaginais le vide d’un couloir, dans une maison vide, qui résonnait. Et soudain, un beau jour, c’est lui qui décrocha. Et, là, je reconnais que j’avais osé me lancer ou peut-être que j’avais tout simplement complètement oublié à qui j’avais affaire. Donc à partir de sa proposition de faire une interview par courrier, je lui proposait avec un enthousiasme sincère et naturel, de le rencontrer chez lui : “Mais vous allez venir jusqu’ici ?” Ben oui, en voiture, je serai ravie de vous connaître. Le temps d’un aller-retour.
Nous sommes parties en voiture de Barcelone et plus nous entrions en France, plus le temps devenait européen : il commençait à pleuvoir sous un ciel de plomb et je retrouvais ce froid que j’avais complètement oublié. La grosse pluie se transforma en neige et les flocons, enveloppés pourtant de leur silence, semblaient se catapulter contre la fenêtre du véhicule. C’était beau de passer du gris au blanc. La circulation avait ralenti jusqu’à arriver à un point d’arrêt et quand elle reprit, c’était par à-coups. Au début, la neige me laissa comme ivre, unifiant tout sur son passage. Au bout d’un moment, je me mis à faire des calculs, espérant encore arriver à bon port. Des trois voies, sur l´autoroute une seule circulait et les prévisions recommandaient de rester bien tranquilles. Mais dès le lendemain, nous avions quand même décidé de continuer. Nous avançâmes seules sur une autoroute toute propre et blanche pour finalement atteindre le village de Bobin. Sans adresse précise (il vit dans une forêt non loin de Saint Fermin), nous tournâmes un peu en rond pensant pouvoir arriver sans aide, avec ce mélange d’acharnement et de totale défiance. Finalement je l’appelais et nous nous retrouvâmes dans l’église. Il nous conduisit jusqu’à sa maison de fées plantée dans une clairière au bout d’un chemin de la forêt.
Avec sa cheminée qui fume, cette simple bâtisse en pierre reflète la merveilleuse patine de celui qui a beaucoup vécu et ses volets bleu ciel la rendent joyeuse. Christian nous reçoit dans une cuisine ouverte, un grand espace naturellement accueillant, qui conserve cet air d’antan, avec le stricte nécessaire au niveau des meubles, à la fois chaleureux et sans prétention, même si c’est ce confort qui émane de ce lieu où on perçoit le parfum de tout ce qui doit se préparer dans une cuisine faite pour vivre et échanger sur la vie.
Christian a une voix qui se fait entendre, et je me dis que ça ne peut que venir du fait que c’est tout en lui qui écoute. Il ne va rien nous dire qui ne provienne de cet espace pausé depuis lequel il écoute totalement. Il ne répond pas non plus avant que les mots eux mêmes ne se présentent, émergeants du silence.
Parmi les plus beaux moments de sa vie, il y a ceux où il a regardé le ciel à travers une fenêtre. Un regard qui s’émerveille de ce qu’il voit. Sans effort, il entre dans les choses les plus minimes et ordinaires de son entourage, avec un regard neutre, passionnément muet et libre d’obstacles, puisque selon lui il ne faut aller nulle part et il ne faut rien faire de spécial pour voir. Il n’est pas que dans la contemplation, il aime le mouvement de la vie. Christian se déplace de manière naturelle comme s’il était seul et presque avec paresse, tels les chats que j’ai trouvés sur le seuil de sa porte, à mon arrivée.
Il écoute avec la même attention que son regard posé sur moi, sans aucune hésitation, et il ne répond jamais sans laisser avant un espace. Et il parle avec la même richesse et sincérité avec laquelle il écrit.
Ce qui m‘intéresse vraiment dans cette conversation c’est d’en savoir plus sur ton regard et plus précisément sur ce regard que tu as tourné vers ton père et vers son monde lorsqu’il est tombé malade d’Alzheimer. J’observe que quand la maladie apparaît (tout particulièrement des maladies graves comme Alzheimer), l’étiquette qu’elle représente est si forte que nous ne pouvons pas nous en détacher. Comment pourrions nous faire pour que ces circonstances, souvent longues et difficiles, deviennent des expériences de vie, comme par exemple ça a été le cas pour toi?
CB : On va commencer par parler de quelqu’un d’autre que moi, et mon amie Lydie Datass, je ne sais pas si vous la connaissez, si vous connaissez son travail d’écriture, c’est un très grand écrivain, je vous donnerai un livre d’elle.
CB : Je parlais avec elle de la dureté de la dénomination de la maladie d’Alzheimer. C’est un nom allemand, c’est un nom très dur et certains savants ont donné leurs noms étrangement aux maladies. Ce nom-là est effectivement très dur ! Elle m’a dit que les chosent changeraient un peu si on l’appelait autrement, si on appelait ça par exemple (ça lui a traversé la tête) « la maladie des étoiles brûlées ». Nommer, c’est venir au secours ou c’est enterrer. Tout dépend. Si vous nommez de façon très juste, vous commencez à avoir un travail de bienfaisance, de bienveillance et nommer de façon très juste me semble-t-il, c’est nommer de façon poétique, poétiquement, parce que je crois que la substance de la vie, la substance de nos jours est un noyau d’images, est un flux d’images qui s’échange les une, les autres, rien n’est immobile, tout circule, tout s’échange et c’est le principe même de la poésie.
C :Qu’est-ce que la poésie ?
CB : C’est voir du moins qu’elle que je la conçois, c’est voir une chose et en la voyant, la vue vous fait penser immédiatement à une autre chose qui éclaire la première. Je vous donne un exemple le plus pauvre possible : Vous regardez un nuage et ce nuage à la forme d’un livre et si vous parlez de ce nuage comme d’un livre dans le ciel, vous avez déjà gagné quelque chose, et vous êtes très prêt du réel contrairement à tout ce qu’on nous dit sur la poésie qu’on perçoit très souvent comme un domaine très flou ou très vague, très sentimental au mauvais sens, et au fond inutile. Moi je pense que rien n’est plus utile que cette ultime précision de langage, que ce soin de donner à chacun une niche, une chapelle à l’intérieur du langage. Les gens que j’ai vus atteints de cette maladie dite d’Alzheimer étaient comme assommés par une gloire qu’ils recevaient et qu’ils n’avaient évidemment pas voulu, qu’on ne peut pas vouloir. C’est une maladie, c’est vrai, c’est une souffrance, c’est vrai aussi. Mais par un autre côté, je parle de gloire parce que ça vous met hors du monde et c’est une grâce que d’être en dehors du monde. Les enfants le sont naturellement et les gens qui souffrent malgré eux, le sont. Je ne fais pas ici l’apologie de la douleur évidemment, tout le monde cherche à éviter la douleur et c’est normal et c’est juste de l’éviter. Mais quand elle est là, on peut aussi voir qu’il se passe quelque chose de différent, aussi voir que le tissu de nos jours s’est déchiré et qu’on voit ce qui était derrière.. On voit
Et qu’est-ce que tu as vu?
j’ai vu des gens que leur âge affaiblissait, que la maladie incarcérait, tourmentait et qui étaient étrangement comme concentrés, comme amenés à la vie la plus dense possible, toujours malgré eux. C’est-à-dire qu’il ne restait plus que la vie élémentaire et c’est la seule vie au fond !. Boire un verre d’eau, serrer une main, se regarder, entrer nos yeux dans les yeux d’un autre, s’écouter, se taire parfois longtemps, marcher. Les choses les plus élémentaires sont celles qui nous sauvent et sont celles qui font tout le prix de cette vie. J’ai vu ce que le monde ne voulait pas, comme on enterre dans une boîte les choses qu’on ne veut plus voir – et là en l’occurrence, c’était des visages qu’on ne voulait plus voir- j’ai vu que c’était un trésor.
.C’était très étrange pour moi d’aller voir mon père dans cette maison et ensuite revenir à la vie dite « ordinaire ». La vie ordinaire était comme décolorée à côté de ce que j’avais vu. Même si ce que j’avais vu était très dur, je n’arrange pas les choses, je ne les rends pas jolies alors qu’elles ne le seraient pas ; je, je témoigne simplement de ce que j’ai vu.
Nous avons l’habitude de rester dans ce monde concret, formel, et nous vivons en accord avec lui. Comment est-ce que tu fais pour ouvrir cette porte qui te conduit de ce monde à celui qui est au-delà ?
C’est quelque chose que je fais sans arrêt parce que c’est sans doute pour ça que j’ai écrit. C’est quelque chose que je suis amené à faire sans arrêt. C’est très simple, j’ai besoin de respirer et donc je vais là ou il y a de l’air. Mais il n’y a pas d’air dans le monde : il y a de l’argent, il y a des volontés crispées, il y a de la force, il y a du spectaculaire, mais il n’y a pas d’air. Je suis dans le monde comme tous les gens à certain moment, mais le plus vite possible je vais retrouver, là ou je peux, de l’air, « le grand large », quelque chose qui me rend et mes yeux et ma pensée et ma vie.
Je lis énormément de poésie, c’est quelque chose que j’aime profondément. Quand j’ouvre un livre de poème c’est comme quand on va chercher des diamants dans la terre! Et quand j’ouvre ce livre de poèmes, j’ai l’impression d’ouvrir une fenêtre avec une vue sur l’intérieur (pas sur l’extérieur). Le temps où je lie je sens que mes mains sont heureuses au toucher d´un livre, parce qu’un livre n’est pas un objet du monde. Il y a un autre monde qui se mélange à celui-ci. Il faut sans doute des années pour apprendre à discerner les nourritures vivantes et les nourritures mortes. Je pense que ça peut ce faire sans arrêt et qu´ il n’y a pas forcément de moment particulier pour que cela se produise.
Il me semble que cela peut être enrichissant que tu nous parles de ton expérience concrète. Dans les premières pages de ton livre La présence pure tu compares ton père à un arbre qui est dans la cour de la résidence, en les reconnaissant tous deux à ce qu’ils sont naturellement.: il n’y a pas un père malade, ce sont deux êtres vivants. Nous voyons comment tu prends part à cette expérience, comme un observateur qui entre dans une aventure peu séduisante , à nu, libre de préjugés, disponible.
C’est difficile à expliquer parce qu’il ne s’agit pas là d’une attitude qui était voulue ou pensée, je l’ai vécue comme ça, tout simplement. C’est une expérience si évidente pour moi que je m’étonne presque qu’on me demande d’en parler. J’ai lu, j’ai vécu des choses, mais je sais dans le fond que je n’ai pas un savoir plus grand que celui de la personne qui me fait face, quelle qu’elle soit. Donc, quand j’allais dans cette maison où se trouvaient beaucoup de gens atteints de cette maladie, je savais qu’ils pouvaient m’apporter quelque chose : ils avaient quelque chose à me dire et à me donner. Je le sentais et je le sens idéalement de quiconque, je le sent de tout ceux que je peux rencontrer. La lumière en moi m´est donnée, elles ne vient pas de moi et en général, elle vient sous la forme de visages. J’ai toujours eu une certitude que je ne peux pas expliquer : ces gens atteints de cette maladie-là, contrairement à ce qu’on dit, ne sont pas absents. Ce sont peut-être les moins « oublieux » de toutes les personnes car ils n’oublient pas la base de la vie, l’essentiel. Je voyais mon père réagir immédiatement à des choses émotives, fortes. Et â un certain moment, on n’avait plus besoin de se parler. J´entendais que parfois il oubliait mon prénom, mais ce n’était pas grave puisque je savais qu’au fond, le lien que j’avais avec lui n’était pas atteint, n’était pas rongé par la maladie. La plus grande erreur, je l’ai entendue chez quelqu’un qui allait voir sa mère quand à moins d’un mètre d´elle il a dit : « je ne viens pas souvent, de toute façon ça ne sert à rien parce qu’elle n’est pas là ! ». Mais au contraire ce « elle n’est pas là » visait quelqu’un qui était pleinement là ! Mais on ne peut pas expliquer à quelqu’un ce qu’il ne veut pas entendre ; puis il est vain et dérisoire de faire de la morale. Chacun a son heure, chacun a son chemin, mais je savais que cet homme se trompait fortement, très violemment même. Je sais que si sa mère ne lui répondait pas, il pouvait toujours prendre sa main et que même si ce contact restait morne il y a quelque chose qui s’échangeait dans l’air entre elle et lui, il y a quelque chose que jadis on appelait l’âme qui est toujours là jusqu’à la fin visible et peut être même au-delà.
Ce qu’on appelle l’âme, c´est peut-être comme une petite fille qui se cache à un certain moment, parce qu’elle a peur. Et il est possible que cette maladie soit juste une manière pour l’âme de se réfugier, de se cacher. Peut être y a t-il une composante d’angoisse dans cette maladie aussi. Peut être qu’à l’approche du « grand âge » et donc de la mort, il y a une angoisse trop forte qui se lève chez certaines personnes et qui fait qu’elles font comme si leurs propres vies étaient une suite de pièces qu’elles ont déserté. Elles vont dans la chambre du fond : elles n’occupent plus le salon, elles n’occupent plus la cuisine, elles n’occupent plus la première chambre, elles n’occupent pas la chambre d’amis, elles vont se réfugier tout au fond.
Mais on peut traverser toutes ces pièces vides et aller les trouver. Et je le crois parce que je l’ai vécu.
D’autre part, vous avez parfaitement raison, personne n’est malade, personne n’est monstrueux, personne n’est un assassin, personne n’est un saint, personne n’est ni ceci, ni cela. Tout l’humain se rejoue à chaque fois dans l’instant entre une personne et une autre, toute l’humanité revient et se rejoue pour se rejouer et moi j’ai passé des heures délicieuses auprès de mon père, car tout simplement on était vivants tous les deux de la même façon. On goûtait à la vie de la même façon, il suffisait d’une cigarette, d’un regard, il suffisait de la main secourable d’un rayon de soleil. Il y a un discours qui est tenu souvent sur cette maladie qui est très pénible et très dangereux et qui consiste à mettre tous les gens dans le même groupe ; on ne voit plus l´individu, on dit « ils » : ils sont comme ça, ils ont ceci, ils ont cela, on peut considérer que c’est une manière de déporter les gens à l’intérieur du langage, on les déporte dans une zone très froide, dans un pluriel anonyme. En fait « ils » n’existe pas. Si à chaque fois on se remet en face de la personne, on peut aller à sa rencontre. On peut s’aventurer très loin dans les yeux de quelqu’un. Et s’il n’y a pas de réponse, nos voix aussi disent quelque chose.
Par contre les mots ne sont pas si importants. Pas tellement nos mots. Nous sommes dans une époque ou les gens sentent qu’il y a de graves maladies psychiques, spirituelles et qu’il faut trouver des remèdes, ce qui en retour, fait venir beaucoup de charlatans dans le domaine du spirituel, ce qui est le pire à mon avis ! C’est beaucoup plus grave que de trafiquer dans l’argent. On peut dire des choses vraies et les rendre fausses par la manière dont on les dit, parce qu’on les dit de façon apprise, on les dit parce qu’on les a trouvés dans un livre, parce qu’on comprend que ça peut agir, mais pas parce qu’elles sont passées par nous ; elles n’ont pas traversé toutes les rivières de notre sang, elles ne sont pas passées par la pièce éclairée du cœur avant de monter aux lèvres ; elles viennent juste d’un savoir-faire qui n’est que technique.
Il me semble que quelqu’un qui a cette maladie dont on parle a une sensibilité extrême à la manière dont on s’adresse à lui. Et ce ne sont pas tant les mots qui vont compter, car il est possible que la personne ait perdu beaucoup de mots mais c’est le souffle, c’est la vérité de votre être, c’est la manière dont vous êtes engagé dans vos paroles. C’est ce « je ne sais quoi » qui ne ment pas quand quelqu’un parle. Et vous êtes tout seul à en décider. Quand vous êtes en face de la personne, vous êtes tout seuls à le décoder, mais vous savez au fond, vous sentez ! Et je rencontrais dans cette maison des gens qu’on ne pouvait pas tromper. On peut tromper beaucoup dans cette vie, mais pas des gens qui sont au bord de l’abîme. On ne peut pas les tromper sur l’essentiel. Ils sont humains au plus haut degré comme « L’homme qui marche » de Giacometti. Ils sont humains comme les gens qui sortent d´un camp de concentration. Idéalement, on devrait s’incliner devant eux, on devrait ne plus les quitter. Ces personnes sont de vrais « trésors vivants » et cependant ils sont oubliés dans ces maisons sinistres, qui fonctionnent toutes pareilles
A un moment du livre, tu décris durement les personnes qui prennent soin des malades : tu dis plus ou moins que dans de nombreuses occasions elles ne sont pas à la hauteur des circonstances, qu’elles ne sont pas préparées humainement pour recevoir un être humain dans sa fragilité.
J’ai vu un jour un reportage sur une école hôtelière, on voyait comment on formait des jeunes gens pour servir à table, pour nettoyer une chambre, pour s’occuper des clients. Le soin qui était transmit était incroyable, c’était merveilleux : il fallait faire attention à poser la fourchette au bon endroit et que la nappe soit sans plis, il fallait que la main qui amène la nourriture soit posée comme il faut, que le déplacement des serveurs soit fait avec la même élégance que le déplacement d’un poisson dans l’eau. Pourquoi ne formerait-on pas des gens pour s’occuper des malades, en leur demandant autant de soin qu’on accorde aux clients des hôtels cinq étoiles ? Souvent les soigneurs vont vous dire à juste titre, qu’il n’ont pas de temps et qu’ils sont pressés aussi par leur direction. Ça c’est vrai de tous les systèmes de soin en France. Le problème s’aggrave parce que l’argent fait un procès à la vie, et la vie est en train de perdre le procès parce qu’on ne reconnaît plus le temps passé auprès de quelqu’un comme pouvant être un temps lumineux et thérapeutique. On ne reconnaît pas le silence entre deux personnes comme pouvant être un fleurissement et quelque chose d’aussi énergétique, aussi guérisseur qu’un médicament (voir, plus).
On ne le reconnaît pas parce qu’on est tous soumis à des lois qui ne s’occupent que de ce qui est chiffrable, qu’on peut diviser et qu’on peut multiplier. Tout ce qui est mis en chiffres, qu´on peut donc couper en une heure, en minutes et en secondes. Mais si je suis malade et que vous me donnez deux minutes, peut être qu’on va vous les reprocher après, on vous dira que vous aviez mieux à faire. Mais moi je sais en tant que malade, que vous m’aurez donné deux siècles, que vous m’aurez donné un regain d’intelligence envers la vie, un regain d’amour, une mini résurrection. Et cela n’a pas de prix. C´est plutôt nous en tant que collectivité qui sommes profondément malades.
Donc, ces règles du jeu établies ne permettent pas à la personne de donner l’attention nécessaire au malade et de l’accompagner dans ce dont il a besoin? Nous restons distants?
Nous restons techniques.
Il y a une scène dans le livre dans laquelle tu décris ces cinq personnes assises dans leur fauteuil face au mur. C’est fort cette image et cependant tu la décris avec neutralité, il n’y a pas de jugement dans ce que tu observes.
Je risque parfois de porter des jugements, je risque de faire la morale et c’est une chose que je n’aime pas faire pour deux raisons : d’une part c’est vain, c’est inefficace et d’autre part je ne suis pas au-dessus de l’humanité, je ne suis pas à part, donc je suis aussi faillible que tout le monde. La morale va souvent accompagnée dune hypocrisie. Ne pas juger, montrer les choses simplement c´est une partie de l´art d´écrire. Si elles doivent s’accuser, elles s’accuseront elles mêmes, ce n’est pas moi qui vais le faire. En écrivant, vous faites monter les choses en première ligne de la page blanche, après on voit. Cela dit, je suis obligé de dire qu’en Occident on a inventé quelque chose de très nouveau, un mélange très curieux dans les soins faits de perfections et d’indifférence. Un mélange d’ailleurs effrayant, une indifférence à la personne et en même temps, une quasi-perfection technique. Cette indifférence nous amène au pire. Et c’est étrange, car chacun le sait au fond : quand une mère nourrit son enfant, il ne suffit pas qu´elle le nourrisse, il faut que son visage soit versé vers lui, il faut quelle ait un regard d’attention vers lui. Une mère qui ferait tous les gestes corrects, mais dont le regard serait froid ou absent amènerait son enfant à dépérir. Si elle ne peut pas être là, de cœur, d’esprit, le nouveau-né va le sentir tout de suite et la nourriture ne luis sera d’aucun profit. Et je pense que les soins que nous amenons aux gens, aujourd’hui, sont un peu du même ordre : la personne est pour le moins négligée, mise de coté, et la maladie est soignée. Mais la personne n’est pas une maladie et dépérit pendant que la maladie est traitée.
En fait, on est en train de parler de quelque chose de très simple qu’on peut donner au malade.
Oui très simple à faire et qui ne demande pas d’argent. L’erreur serait de le faire techniquement. Je ne sais pas exactement ce que c’est que le coeur, mais en tout cas ce n’est pas une technique. Il n´y aurait rien de pire que d’avoir une méthodologie du cœur ou de l’esprit. Je parle d´un geste qui s’invente à chaque fois dans chaque lien, dans chaque relation. Ce n’est jamais la même chose, ce n’est jamais le même chemin, car comme vous n’êtes pas semblable à qui que ce soit d’autre, pour vous atteindre il faut que je passe par un chemin et non pas par un autre. Et ce chemin changera pour une autre personne. On parlait de l’attention, et je pense qu’une des grandes maladies d’aujourd’hui est précisément que l’attention est attaquée par les techniques, elle est morcelée, fragmentée, presque pulvérisée par la multiplication des écrans et du faux devoir de se tenir au courant de tout. Une des vertus des livres et du silence, c’est qu’ils sont guérisseurs de l’attention. Les livres et le silence ont beaucoup à faire ensemble.
Cette disponibilité, c’est la Présence Pure à laquelle tu fais référence dans le livre?
C’est la présence pure. En fait c’est la présence de ces gens. Toutes les autres présences à côté me paraissent trafiquées. La présence pure c’est par exemple celle de l’arbre, car c’est une présence incorruptible, intouchable. L’arbre noue des liens avec les saisons, avec la lumière, avec les oiseaux. Tous ces liens sont clairs, sont propres ;ils sont parfois douloureux, car le vent ou la grêle peuvent le tourmenter, mais tous ces liens sont purs et sa présence est pure en elle même. La présence de ces gens souffrants était beaucoup plus pure que celle des gens que je voyais dans le monde, quelques unes avec beaucoup de pouvoir. Ces gens souffrants n’ont plus de pouvoir, et n’ayant plus de pouvoir, ils ont quelque chose qui est beaucoup plus beau. Ce qui brille dans le pouvoir, ce n’est pas très beau, c’est aveuglant, c´est une fausse clarté. C’est une lumière qui ne résiste pas. Ce qui tient, c’est l’humain. Je peux témoigner de cette humanité, je l’ai vu jusque-là où elle a été attaquée, dans sa mémoire, dans sa beauté aussi, car certains visages étaient terribles, mais extraordinaires à la fois.
Tu as dû beaucoup apprendre de cette expérience.
J’apprends de tout. J’apprends beaucoup de mes bêtises, de mes erreurs ; mais pas assez d’ailleurs. Oui, j’ai vu la vraie grandeur et j’ai vu ce que le monde en fait. Il y a, je pense, des cultures qui ailleurs ou autrefois, auraient réagit autrement. Mais nous, on a tout mis en chiffres. C´est le règne de la quantité, qui est toujours divisible, facile à ranger, mais vous ne pouvez pas ranger quelqu’un dans une boîte d’allumettes. C’est notre faute tout ça, donc la mienne aussi. je pense qu´on donne au monde de la mauvaise nourriture aussi. Un tout petit manque de soin quelque part de proche en proche peut engendrer la catastrophe générale.
Ce soin dont tu parles est quelque chose de naturel chez toi. Tu étais un enfant silencieux, tu passais de nombreuses heures sans rien faire et tu n’est pas dans l’urgence de l’action. Mais pour une personne “normale” qui est immergée dans le monde, et qui est, elle, dans le stress avec mille choses à faire, comment est-ce qu’il peut y avoir cette approche?
Je n´aime pas donner de conseils. Comme disait un savant chinois, les conseils sont comme une lanterne qui se porterait sur le dos. C´est à dire qu´elle éclaire le passé, elle éclaire ce qu´on aurait du faire, mais jamais ce qui est à faire sur le moment. Mais peut être qu´à cette personne je lui dirai tout simplement qu´elle s´interroge à soi même. II faudrait qu’elle se demande par quoi et pourquoi elle est pressée. Est-ce que ça vaut le coup ? Est-ce que tout est si urgent ? Il m’est arrivé un jour d’avoir une discussion avec un philosophe, qui me pose des questions très personnelles. Je commence à lui répondre et je vois que tout d’un coup il prend son portable pour regarder s’il avait des messages. Alors je me dis : « est ce possible ? « . Un peu gêné, il me dit qu´il a toujours peur qu’il y ait quelque chose d’urgent, qu’il se passe quelque chose et qu´il ne puisse pas répondre, etc. Il m’a demandé ce que je faisais quand c’est urgent. Je lui ai répondu que pour moi ce qui est urgent, c’est la personne qui est en face, ce n’est pas ce qui est dans l’appareil électronique : « Là ce qui m’apparaît le plus urgent, le plus important, c’est toi ! À la question que tu me poses, j’essaie de répondre, mais il ne faut pas faire des choses comme ça ! »
Beaucoup de gens maintenant semblent être avec toi, mais regardent leur portable du coin de l’œil. C’est bien d´en rire, mais évitons de le faire si on peut. Je ne savais pas que la précipitation était allée aussi loin y compris dans les esprits apparemment habitués à lire, à rester en solitaire devant une table, devant un livre pendant de longues heures.
Si on a la possibilité de vivre une expérience , même si elle est douloureuse, avec la qualité avec laquelle tu l´as vécue, cela serait une autre histoire. Selon ton point de vue, faire face à la maladie c´est être éveillé de quelque façon, comme étant conscient de toute cette vie qui est là, de l´enrichissement qui naît d´accompagner vraiment quelqu´un.
Je trouve que la vie ressemble beaucoup à un conte. Encore faut-il préciser que les contes ne sont pas toujours en rose, ils parlent souvent de choses très douloureuses et ils racontent souvent une épreuve qu’on a à traverser et qui peuvent se terminer avec une métamorphose : vous avez une princesse qui va être déguisée en souillon, en pauvre femme, par exemple. Il faut voir et comprendre que c’est une princesse. Mais c’est très difficile de parler de l’éveil. Les grands événements, ceux qui sont difficiles à traverser, à accepter, peuvent nous amener cette intelligence de la vie. On peut le voir sur les visages de personnes qui sont en train de vivre quelque chose d´extraordinaire. Il y a une douceur qui vient sur les visages et même une intelligence . La seule intelligence qui vaille à mon avis, et qui n´est pas abstraite. C’est plutôt une intelligence qui répond de ce que la vie nous demande, du soin que la vie demande aussi, car elle est extrêmement fragile et les évènements brutaux nous amènent parfois à cette chose. Je ne sais pas si le shock est inévitable, tout dépend des personnes.
Je ne sais pas quoi dire à quelqu’un qui préfère les instruments électroniques à ces proches. Ça me fait de la peine et je pense que ça ne rend pas très heureux apparemment. J’ai remarqué une différence entre deux états d’absence : il m’arrive de prendre le train pour aller à Paris par exemple, et je vois dans le train de moins en moins de gens lire des livres en papier et de plus en plus de gens devant leurs écrans. Les deux sont absorbés par quelque chose, le lecteur du livre et le lecteur de l’écran. Et bien ce ne sont pas les mêmes visages, et je ne peux pas l’expliquer, mais ce n’est pas le même silence qui monte des uns aux autres. La personne qui est devant son écran, elle est comme inabordable, elle est aussi difficile à aller chercher que la personne qui fait un rêve ou qui est dans son sommeil. Il faudrait traverser l’épaisseur de son sommeil pour aller la chercher, alors que la personne qui lit un livre est dans un espace qui n’est pas refusant : vous pouvez aller vers elle et vous pouvez lui demander par exemple ce qu’elle lit. Vous ne pouvez pas le faire avec quelqu’un qui est devant un écran. C´est impalpable mais il y a quelque chose de plus fermé. Je sais que c’est discutable et que je n’ai que mon sentiment pour parler de cela. Il est évident que les écrans sont nécessaires aujourd’hui. Mais moi je parle toujours du même sujet depuis le début de notre conversation, je parle de l’attention : de l’attention apportée à la vie fragile.
Cette attention est accompagnée d’un rythme, comme si elle suivait celui que marque la vie. Je ressens quelque chose de posé dans tes descriptions, une tranquillité. On a l’impression que tu vis lentement, comme si tu vivais dans un hameau loin de tout…
J’aime bien l’image ! Il y a toujours le même principe, il s’agit de faire attention à la vie. Je vois la vie un peu comme une bête sauvage. Ici il y a des chats sauvages qui viennent parfois très près de la maison et à qui je donne à manger les restes de repas (peut-être ne devrait-on pas le faire, car au début il n’y avait qu’un chat, maintenant il y en a trois) et je vois qu’ils ne se laissent pas approcher facilement et si on veut leur parler, si on veut avancer d’un pas, il faut le faire avec une grande précaution, très lentement. On fait peur à la vie, il y a quelque chose dans la vie qui a peur de nous et si on est trop rapide, si on est trop brutal, trop avide, trop crispé sur une volonté, elle s’enfuit, elle le sent et elle s’enfuit et elle se recule. La lenteur c’est juste une belle manière de la servir, une belle manière de l’approcher comme qui s´approcherait d´ une lionne ou d´un papillon.
Dans tes écrits, tu dis que nous n’acceptons pas le malheur dans notre vie, ou ce qui est douloureux, comme peut l’être une maladie par exemple. Toi, qu’est-ce que tu lui demandes à la vie?
Moi j’aimerai bien qu’elle fasse le moins mal à mes proches, mais je sais que ce n’est pas possible, on ne peut pas protéger ceux qu’on aime. Je lui demande qu’elle m’aide à encore mieux la dessiner, c’est-à-dire à écrire. Je lui demande son aide parce que j’adore écrire et que je ne sais faire que ça. Qu’elle me laisse encore du temps si elle veut bien, qu’elle m’aide à écrire de façon encore plus aérée, vraie, et heureuse. Je ne sais même pas si je lui demande parce qu’au fond ça ne dépend pas de moi, mais ça ne dépend pas forcément d’elle non plus.
Je ne sais pas si je lui demande quelque chose. À la vie je pourrai lui faire une déclaration d’amour, mais je ne le ferai jamais parce que je connais sa pudeur et je sais que les amours déclarés souvent se détruisent : la déclaration les détruit. La lenteur et la pudeur sont nécessaires aux vivants, cependant ces deux choses sont atteintes aujourd’hui ; elles sont abîmées. On fait comme si il ne devait plus rien avoir de secret mais je dirais que c’est dans le secret que les fleurs s’ouvrent, c’est dans le secret que les animaux des bois font leurs terriers. Les poèmes s´engendrent dans le secret et les plus belles choses viennent et s’arment dans le secret avant de venir vers nous. Nous devons notre noblesse d´être vivants aux choses ancestrales, comme la lenteur, la pudeur, le secret , l’attention. Essayons de ne plus les abîmer si c’est possible.
Toi ou toute autre personne qui a vécu ce lien, cette relation intime, vit à cheval de l´instant, au delà du temps.
Les relations vraies nous libèrent. Tandis que l ´indifférence ou la froideur nous font devenir des objets et nous mettent dans un état errant. Un lien tout d´un coup peut nous ouvrir le ciel et nous libérer. Ça peut se passer en deux secondes, dans l´éclat d´un regard. Ça ne demande pas beaucoup de temps. L´infini peut entrer par de toutes petites fenêtres et tout ce qui est sans mesure, tout le ciel étoilé, peut entrer en nous par une minuscule ouverture. La vérité d´un geste, la vérité d´une parole, peuvent nous porter au- delà. Un au-delà qui est aussi réel que le monde mais où enfin l´on peut respirer et où l´on peut vivre, Dans cet au-delà se trouvent les nouveaux nés, les moribonds, les fleurs, les animaux avec leur regard innocent. Une attention, qui soit authentique, qui ne cherche aucun effet, qui n´attend rien.
Je voudrais terminer avec la confiance. Tu reviens souvent, dans tes livres, sur la confiance en la vie. C’est une chose importante pour toi. Qu’est ce que la confiance en la vie?
J ‘ai vu quelqu’un sourire quand j’allais vers elle, c’était une amie d´il y a très longtemps sur qui j’ai écrit et qui est morte il y a vingt ans. Je voyais son sourire quand j’allais à sa rencontre. Et d’avoir vu ce sourire, ne l’aurais-je vu qu’une fois, j’ai tout vu de cette vie et ça m’a donné une confiance totale en ce qui pouvait arriver. Cette confiance, c’est comme le reste, ça m’a été donné, je ne le portais pas en moi. On peut donner une confiance à quelqu’un, on peut l’amener à être confiant lui-même ; il n’y a pas de plus grand don, j’imagine.
Comment pourrais-tu définir cette confiance?
Ça vous fait aimer la pluie au même titre que le soleil. Vous comprenez qu’il n’y a pas d’ennemi, que même peut être il n’y a pas de mort, vous comprenez une chose aussi incompréhensible, mais je ne peux pas vous l’expliciter. Mon domaine n’est pas celui des idées mais cette confiance est là toujous.
Cette confiance est là pour toujours, même quand je la perds, elle n’est pas très loin. Je sais juste qu’elle est dans la pièce à côté et que je vais la retrouver tôt ou tard. La confiance est la mère de toutes les racines : si vous l’avez, vous retrouverez tout le reste si vous ne l’avez pas, vous êtes en grand danger. Avoir confiance dans cette vie (qui par ailleurs est si dure) c’est avoir l’intuition qu’on ne fera pas de mal à ce qui vous ai le plus cher et que vous n’arrivez pas à nommer. Dans le profond on n’est pas en danger. Dans le profond de la vie qui n’est pas le monde, il n’ y a rien de dangereux. C’est mon sentiment. Il varie, il bouge, mais jamais il ne quitte ce socle ; il est renforcé chaque jour. Évidemment, il faudrait voir si on m’enlève un bras ou deux, si je continue à parler comme ça ! (rires). Je crois (et je dis « je crois ») que je continuerai à parler comme ça.
Trois mots apparaissent souvent dans tes écrits : confiance, foi et silence. La confiance et la foi ont le même sens?
En profondeur, oui. La confiance et le mot pagan et le plus discret pour exprimer la foi.
Antonio Blay disait que la foi éstait l´íntuition du coeur. Sa définition est toujours restée avec moi.
J´aime beaucoup cette définition.
Toute la conversation a tourné autour de cette idée de prendre soin de la vie, à partir de cette attention, de cette observation. La vie ce serait quoi pour toi en quelques mots?
C´est la fleur la plus pauvre du champ. C´est ça la vie… Tu aimes cette réponse?
Merci